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Pourquoi tu cours ?

25 octobre 2024 - 10 min

L'inconnu de Sébastopol

C'est un gabarit assez grand, le visage pâle, les traits creusés et des cheveux grisonnants, mais je ne saurais pas lui donner d'âge. Il est là presque tous les jours, sur ce trottoir du boulevard Sébastopol, parfois au niveau de la rue Aubry le Boucher, parfois plus loin au niveau de la rue de Turbigo. Il hèle fébrilement les passants qui traversent le boulevard tous les matins en tentant timidement un "bonjour, vous allez bien ?". Certains jours, il discute avec un autre habitué du coin, qui trimballe son chariot comme une caverne d'Ali Baba. Je ne connais même pas son prénom, mais comme je passe quasiment tous les jours ici à la même heure depuis un an, on se fait un signe de la tête certains jours par habitude sans même prendre le temps de discuter. Sauf cette fois-ci. Je suis arrêté au feu rouge de la rue de Turbigo et il me demande laconiquement : "Pourquoi tu cours ?".

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C'est probablement la question qu'on a dû poser à tous les gens qui pratiquent la course à pied régulièrement un jour ou l'autre, tant ce sport finalement si simple dans son principe - tout le monde en capacité physique de le faire sait techniquement courir - fait naître les plus grandes interrogations en voyant quelqu'un enchaîner les "séances" toutes les semaines.

Jusqu'alors, j'ai passé la plus grande partie de mon existence à détester cette pratique. Trop dure, trop monotone - dixit le mec qui tourne en rond sur son vélo. Trop de souvenirs du collège où on nous obligeait à enchaîner les 500 m en donnant l'impression de nous divisier à vie en deux groupes : les sportif•ive•s et les autres. Je m'étais bien essayé il y a 10 ans à faire comme font tous les aspirants sportif•ive•s fraîchement sorti•es d'école d'ingénieur : finir un marathon. Je l'ai fini et la conclusion était claire : "Chère course à pied, j'ai apprécié ces 5h17 dans les rues de Paris en ta compagnie, mais toi et moi, c'est fini. Cordialement."

La reprise

La pratique du vélo m'avait permis de retrouver de bonnes bases physiquement et une collègue et coureuse aguerrie me le certifie : "Avec tout le vélo que tu fais, tu peux te retenter la course à pied." Dont acte. C'est donc profitant d'une semaine de vacances en 2021 où je ne peux avoir mon vélo que je décide d'emmener une paire de Nike Epic React Flyknit - oui je les ai achetées parce que j'ai trouvé ça cool que ça s'appelle React - les vrais sachent.

Ce tout premier run aura pour cadre un petit sentier qui borde la mer Egée sur l'île de Tinos. 7h du matin accompagné d'un ami pour un aller / retour de 8km. Probablement ma plus longue distance à pied depuis 6 ans. Les sensations sont plutôt chouettes, et je profiterais des prochains jours pour découvrir l'île en partie en courant, parfois sur des sentiers magnifique, parfois sur des routes pas du tout accueillantes, parfois perdu quelque part sur une colline au milieu d'un élevage d'abeilles.

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Le sentiment de liberté est grand. Si le vélo m'avait ouvert les yeux sur le fait que notre corps peut nous emmener partout en quelques heures, la course à pied m'a montré qu'on peut être dépaysé en une poignée de minutes. De retour à Paris, je commence à arpenter le canal de l'Ourcq sur mes pauses déjeuner en suivant les habituée•s du coin. D'abord pour rejoindre la Vilette, puis pousser jusqu'aux docks de Pantin, et puis continuer toujours plus loin dans ce chemin de l'est parisien qui semble infini.

Un premier dossard accroché de nouveau lors des 10km de Paris dans une atmosphère particulière. On est en 2021, le COVID est passé par là et on s'agglutine dans le sas de départ par petit groupe sur la place de la Concorde avec nos masques. 40 minutes plus tard, je coupe la ligne avec une idée qui vient forcément en tête : il va falloir revenir faire la fête au marathon de Paris. On dit toujours que c'est plus facile de se motiver avec un objectif en tête. Le mien est donc simple : courir - vraiment - mon premier marathon.

Les chaussures qui courent vite

"Je te mets des semelles performances", me dit-il.

Chouette, je vais courir vite. Si finir un marathon est l'objectif de tout coureur "récréatif", pour reprendre les mots de Blaise Dubois, le "sub 3" - boucler les 42,195km en moins de trois heures - représente le Graal du coureur amateur un peu entraîné. Sécuriser tous les moyens d'y arriver. Des chaussettes de compression. Une montre connectée haute précision pour connaître mon "pace" en temps réel. La même tenue que les meilleur•es.

Et des "bonnes" chaussures. Des chaussures qui courent vite. Mis bout à bout, l'investissement financier n'est pas anodin mais rien n'est trop beau pour se rassurer.

Pour finaliser la panoplie, direction le podologue pour qu'il me rassure avec des semelles qui viendront compléter les "plaques carbone" des chaussures. C'est comme au vélo. On a besoin de se rassurer avec du carbone. Je lui demande naïvement comment et pourquoi ça marche. Il aurait pu m'expliquer n'importe quoi - probablement ce qu'il a fait d'ailleurs - mais apparemment y'a des machins et des trucs dans le carbone qui font que tu peux gambader plus vite, plus loin et plus longtemps. Prouvé avec des études américaines. Logique vu que c'est Nike qui fabrique les chaussures que j'aurai au pied. Le modèle s'appele "Next% 2", car elle augmenterait les performances de 4%. Mais tout cela me rassure. Et c'est bien là l'objectif. Se rassurer. Se dire qu'on a fait les choses sérieusement en suivant les codes qui semblent fonctionner pour la majorité.

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Et le pire, c'est que ça fonctionne. Je bouclerai cette nouvelle tentative sous l'objectif en tête. Avec même 4% d'avance sur mes prédictions.

Mobilité douce

"Je vais rentrer à pied, je crois". Presque 23h et je suis dans un bar près de la BNF, dans le 13ème arrondissement. Mon vélo est rangé, une mauvaise chute à vélo m'immobilise le coude pendant quelques semaines et m'a retiré une liberté très importante dans le bouillonnement parisien : pouvoir se déplacer sans se soucier des transports, de la météo ou de la distance à parcourir. Mais qu'à cela ne tienne. Je ne suis pas pressé, je n'ai pas envie de prendre les transports alors je vais rentrer à pied. 1h50 de balade digestive pour rentrer dans l'ouest Parisien après 15km. C'est une histoire de temps. Le corps lui s'adapte très bien.

Alors quelques jours plus tard je remets ça mais pour le trajet le plus commun à des millions de personnes : me rendre au travail. J'ai parcouru ce trajet des centaines de fois à vélo, par tous les temps, à toutes les heures. Je découvre un nouveau trajet. L'ambivalent bois de Boulogne, la rugissante porte Maillot, les Champs-Elysées en gueule de bois, les canards des Tuileries. 1h30 plus tard d'une marche active avec mon bras en écharpe, j'arrive au travail, avec un style plus qu'approximatif . "-Bah, t'es venu comment ? -Heu, à pied."

Une fois à nouveau opérationnel, je remets ça cette fois-ci en courant. La logistique n'est pas simple : des affaires de rechange, l'ordinateur, il faudra travailler ça. Mais l'idée d'en faire un mode de transport par défaut fait son chemin. Se déplacer, s'entraîner, et faire le plein d'endorphines dès le matin.

Le plan n'est pas si déconnant.

"On peut courir jusqu'à l'école ?"

Si l'organisation de son trajet au travail quotidien en courant représente une petite préparation, inclure celle d'une famille où il faut emmener les enfants à l'école l'est tout autant. Habitués à faire le petit trajet de 800 m jusqu'à la grille de l'école en marchant, mon garçon de 5 ans me dit un jour : "on peut courir pour y aller ?". Alors on commence à trottiner, et l'école devient la ligne d'arrivée de notre petite course quotidienne. "Je veux faire des marathons pour enfants", me dit-il. Lorsque nous nous quittons au niveau de la porte de l'école, il me demande si je viens aussi le chercher le soir. Il veut aussi faire le retour. J'en viens à me demander si c'est une bonne idée. A son âge le corps n'est peut-être pas prêt ? Les autres se diront que je le conditionne ? Voilà le genre de question que je me pose. Quelques recherches plus tard, je tombe sur des études qui expliquent que les enfants qui viennent à pied à l'école ont moins de risque d'accident et sont davantage prêt pour apprendre. Ce sera désormais la tradition. Alors que j'attends avec impatience de retrouver le couple de canards des Tuileries, lui à hâte de savoir si l'autoroute des escargots - petit nom donné à un passage qui grouille de gastéropodes sur notre trajet - sera animée ce matin.

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Je fais un calcul rapide dans ma tête. Quand j'étais plus jeune et que j'habitais dans la Sarthe, le trajet qui me séparait de l'école faisait environ 12km. Toujours en voiture sur des routes de campagnes à la sécurité approximative. Comme mon trajet actuel. J'aurais pu le courir ce trajet déjà à l'époque, me dis-je. Ç'aurait été mon "Pédibus".

Quand on se ballade dans les rues de Nanterre, on voit des panneaux avec cette inscription: "Pédibus". Un concept simple. Des parents se relaient pour ammener les enfants à pied et en groupe à l'école. Somme toute logique puisque qui dit école publique de quartier dit proximité. Et pourtant aujourd'hui, la rue de l'école est bouchée tous les matins par des voitures toujours plus grosses, laissant souvent la place à un concert de klaxon alors même que ce pédibus activeraient en un rien de temps les méninges de nos chérubins. C'est tout le paradoxe de l'organisation de nos journées rythmée par notre travail. La solution simple de venir "à pied" devient compliqué, non pas par manque d'envie, d'énergie ou autre. Mais par manque de ce qui apparemment possède dans nos sociétés un équivalent financier: le temps.

Prendre le temps d'aller vite

La foule remonte l'avenue de la Grande Armée en direction de la porte Maillot. Les visages sont fermés et stressés. Certains pressent le pas, donnant des coups d'oeils répétés à leur téléphone ou à leur montre. Il est quelque chose comme 9h15 peut-être, et on dirait bien que le RER A a joué des tours à ses usagers ce matin. Pourtant il fait plutôt beau et chaud en cette matinée de printemps, mais personne ne semble vraiment en joie. Je me dirige de mon côté vers le tunnel qui passe sous l'Arc de Triomphe, qui constituait autrefois un raccourci pour les voitures mais que le COVID a rendu aux vélos défintivement. Je vois les regards des gens intrigués à mon passage. "Lui à l'air encore plus pressé que nous", ont-ils l'air de penser. Pourtant c'est tout l'inverse. Plus que jamais, je me sens à la fois isolé du stress ambiant par mon mode de déplacement, mais extrêmement attentif à tout ce ce qui m'entoure. Les bâtiments, les gens, les bruits, la lumière. Au-delà du challenge sportif, l'idée de pouvoir se réapproprier l'espace par la plus simple des manières, repérer les habitudes des un•es et des autres. C'est comme un jeu.

Il y a peu d'aléas qui peuvent perturber mon trajet. Je cours à une allure qui me permet d'observer Paris s'activer au moment où tout le monde n'a qu'un seul objectif : rejoindre au plus vite le confort de la machine à café. A vrai dire moi aussi, mais je vais prendre le temps d'aller vite. Chaque feu rouge constituera une chance de pouvoir me reposer et contempler cet espace urbain si atypique que constitue le centre de Paris.

La tenue des JO 2024 à Paris a été une expérience particulière car j'ai pu voir, jour après jour, la place de la Concorde se fermer, se transformer, puis se déshabiller et reprendre une activité normale comme si rien ne s'était passé. Et puis la cour carrée envahie par un décor fermée et impostant les semaines de "fashion week". Et puis l'arc du Carrousel qui réouvre un jour après des mois de travaux pour redonner une perspective invcroyable à un parc qui était quelques semaines avant un lieu de pèlerinage pour celleux qui souhaitent voir la vasque de Paris.

L'expérience d'un jour est devenue une routine. Préparer le sac, mettre des baskets - ou des sandales mais ce point mérite à lui seul une autre histoire - et puis courir. Finalement, je ressers un cliché déjà connu depuis Forrest Gump en 1994. A la question "pourquoi vous courez ?", le personnage interprété par Tom Hanks répond laconiquement : "parce que j'avais envie de courir".

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Je crois que c'est mon cas aussi. Si l'envie de réaliser des performances sportives sur des courses n'est jamais très éloignée du fait de courir tous les jours l'équivalent d'un semi-marathon, la simple envie de se sentir libre de se déplacer en courant est une fin en soit.

"Pourquoi tu t'infliges ça ?", me demande-t-on parfois. Je ne m'inflige rien. C'est une chance incroyable de pouvoir choisir un tel mode de déplacement dans nos modes de vie modernes. Je suis d'ailleurs loin d'être un cas isolé tant je croise de plus en plus de "runotaffeurs", au point de contaminer avec plaisir mes propres collègues.

Parfois, j'imagine à quoi pourrait ressembler nos villes où la course à pied serait le mode de déplacement par défaut. Les avenues dédiées aux voitures seraient pleines de petits groupes de gens se rendant au travail. On pourrait commencer nos réunions en discutant autour d'un footing des prochains projets. Tous les feux tricolores n'auraient plus d'importance puisque la foule s'organiserait toute seule. Les parents trimbaleraient leur poussette tandis que les rues deviendraient accessibles aux personnes à mobilité réduite. Cette utopie ne me semble pas si déconnante quand on sait que le trajet médian d'un parisien est de 5km. On ne parle pas de courir un marathon, mais simplement de dédier un peu plus d'une heure par jour à son corps pour lui permettre de vivre probablement plus longtemps et en meilleure santé.

Je ne sais pas combien de temps cette habitude maintenant bien ancrée pourra perdurer, mais pour répondre à mon inconnu de Sébastopol, la réponse à la question initiale est simple : je cours parce que je me sens libre de le faire.